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L'ancien blog du CDI de l'ESAAT
6 octobre 2009

Du Réel ?!

ROUILLE, André. La photographie, Paris,  Gallimard, Folio/Essais, 2005.

La photographie reproduit moins qu’elle ne produit ; ou plutôt, elle ne reproduit pas sans produire, sans inventer, sans créer, artistiquement ou non, du réel – en aucun cas le réel.

A. Rouillé, p. 169.

Qui a dit que photographier était une activité innocente, sans incidence notable sur notre rapport global au monde, une activité détachée des enjeux majeurs de ce qu’on appellera faute de mieux la « modernité » ? Il est vrai que nous sommes tous, et même de plus en plus, peu ou prou, des photographes au sens où, pour ainsi dire, tout le monde fait des photos. Banalisée, quasiment, c’est le cas de le dire, automatique, la pratique photographique ne donnerait plus matière à étonnement. Et pourtant sait-on seulement que cette activité est au carrefour de problèmes de nature économique, politique, sociale, ontologique même, et non seulement esthétique ? C’est précisément ce que le livre somme[1] d’André Rouillé nous permet de mesurer en intitulant sobrement son ouvrage La photographie qui, de fait, donne à lire trois livres en un puisque « la photographie » y est abordée principalement du triple point de vue de l’histoire (par où on l’on comprend à quel point « la société industrielle est-elle pour la photographie sa condition de possibilité, son principal objet et son paradigme »[2]), de la sémiologie et de l’ontologie[3]. Cette exhaustivité pourrait effrayer et même faire suspecter une forme d’imposture intellectuelle proportionnelle à l’outrecuidance de l’auteur. Il n’en est rien. D’abord parce que ce travail, qu’on peut bien qualifier ici sans abus de langage de remarquable, est très bien informé sans pour autant jamais verser dans une sorte de doxographie à la longue fastidieuse et, donc, ennuyeuse. Ensuite, et ceci permet justement d’éviter l’écueil qu’on vient de pointer, parce que ce travail est problématisé, critique au meilleur sens du terme, et nourri de références philosophiques, là aussi, bien tempérées (notamment à Deleuze, qui court tout l’ouvrage). Enfin, il s’agit d’un livre clairement écrit (ce qui n’est pas rien), faisant montre d’un réel souci pédagogique en reprenant régulièrement les principaux acquis de la réflexion afin de la mieux relancer ; ces pauses didactiques, ces salutaires répétitions étaient évidemment nécessaires étant donnée l’épaisseur de l’ouvrage.

 Ce qui, sur le fond, caractérise au premier chef cette abondante étude, c’est, à n’en pas douter, le souci constant d’André Rouillé de rester attentifs aux différences des pratiques, des contextes culturels et techniques mais aussi des thèses, des décisions et options théoriques diverses et parfois franchement opposées qui rythment l’histoire complexe du phénomène photographique. A cet égard, on peut parler d’un nominalisme de méthode[4] propre à la démarche de Rouillé qui évite systématiquement toute approche essentialiste ou métaphysique pour rester au plus près de ce qui s’est fait et se fait en ce domaine. Mais ce qui frappe aussi à la lecture de ce texte fleuve, c’est la volonté patiente, concertée, méthodique de démonter certaines mythologies afférentes à la photographie ; notamment celle de « l’instant décisif » ou du « culte du référent » (qui d’ailleurs collaborent étroitement)[5] exemplairement illustrées par La chambre claire de R. Barthes dont les thèses sont alors rigoureusement, avec une probité qui vaut pour exemple, démythifiées. Or, c’est précisément cette critique qui emporte avec elles une sémiotique d’inspiration peircienne qui se voit du coup ébranlée en ses fondements.

 On sera aussi particulièrement sensible à certains « personnages conceptuels »[6] mobilisés pour mieux circonscrire les différentes étapes de cette véritable odyssée dans le monde de la photographie et ainsi mieux en singulariser les principales figures, styles, partis pris techniques et esthétiques. Surtout, ce livre est une belle et profonde méditation sur les images qui évite les poncifs, les rancœurs et les enthousiasmes puérils. On s’en convaincra notamment en lisant les propos d’A. Rouillé sur le vaste courant de dématérialisation des images qui prolifère à une vitesse inouïe, phénomène insigne qu’aucun(e) étudiant(e) versé dans les Arts Appliqués, quelle que soit par ailleurs sa « spécialité », ne peut se permettre de négliger. À cet égard, La photographie est aussi un livre de deuil attentif aux diverses métamorphoses de la photographie dont l’ « obsolescence grandissante » signe son « passage progressif du domaine de la pratique à celui de la culture »[7]

 Les remarques qui précèdent ne donnent qu’une idée très générale du travail d’A. Rouillé qui culmine peut-être, sur le plan conceptuel, dans sa façon de mettre en crise la notion commode de « réel ». Que cette investigation aussi dérangeante que stimulante se fasse à partir d’une pratique se présentant elle-même, pour reprendre une expression de Deleuze, comme un « mixte impur »[8], voilà qui n’est pas banal, voilà surtout ce qui doit inspirer et nourrir des démarches qui se veulent exigeantes autant sur le plan de la production que sur celui de la conception[9].

 Il existe aujourd’hui une kyrielle d’ouvrages portant sur « la photographie ». Nous ne sommes pas sans savoir que le lecteur est pressé, zappeur, volontiers rebuté par la matérialité parfois impressionnante (ce qui est ici le cas) de ce qu’on appelle un livre. Mais s’il ne fallait en lire qu’un, en langue française, sur le sujet, qu’on lise goulûment celui-ci.

Olivier Koettlitz


 

[1] « Livre somme » comme celui de Denis Riout, La peinture monochrome. Histoire et archéologie d’un genre, Gallimard, 2006. Cf. notre compte-rendu intitulé « Le rire et la gravité », sur ce site.

 

[2] A. Rouillé, La photographie, Folio/Essais, p. 29-30.

 

[3] Qu’on se rassure cependant, l’emprunt de cet opus compte pour un et non pour trois !

 

[4] On appelle « nominalisme » les doctrines pour lesquelles les idées générales n’ont aucune existence en soi ; leur seule réalité s’épuise dans les mots qui permettent de les désigner. Cela revient (et c’est en ce sens qu’on utilise ici ce concept) à soutenir que seuls existent les individus. Dans ces conditions, « La Photographie », ça n’existe pas à proprement parler, sa généralité (ce que les philosophes du Moyen-Âge appelaient les universaux) n’est due qu’à un effet de langage ; n’ont vraiment dès lors de réalité que les multiples façons, singulières, de faire et de penser la photographie.

 

[5] A. Rouillé, La photographie, p. sq.

 

[6] Ainsi, par exemple, le « photographe-artiste, distinct du photographe autant que de l’artiste », et dont voici la définition : « À l’inverse de l’artiste, qui utilise ponctuellement ou exclusivement la photographie, le photographe-artiste ne se situe pas dans le champ de l’art, mais dans celui de la photographie, qui sert fréquemment de cadre à son activité professionnelle. Ce point est capital : le photographe-artiste est photographe avant d’être artiste ; pour lui, la photographie est généralement le lieu où s’exerce à la fois son métier et son art. », A. Rouillé, La photographie, p. 377-378.

 

[7] Ibid, p. 380.

 

[8] Le livre d’A. Rouillé est significativement sous-titré : « Entre document et art contemporain » (nous soulignons).

 

[9] On pense ici notamment (mais pas exclusivement) aux DSAA.

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