Du Réel ?!
ROUILLE,
André. La photographie, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 2005.
La
photographie reproduit moins qu’elle ne produit ; ou plutôt, elle ne
reproduit pas sans produire, sans inventer, sans créer, artistiquement ou non, du réel
– en aucun cas le réel.
A.
Rouillé, p. 169.
Qui a dit
que photographier était une activité innocente, sans incidence notable sur
notre rapport global au monde, une activité détachée des enjeux majeurs de ce
qu’on appellera faute de mieux la « modernité » ? Il est vrai
que nous sommes tous, et même de plus en plus, peu ou prou, des photographes au
sens où, pour ainsi dire, tout le monde fait des photos. Banalisée, quasiment,
c’est le cas de le dire, automatique, la pratique photographique ne donnerait
plus matière à étonnement. Et pourtant sait-on seulement que cette activité est
au carrefour de problèmes de nature économique, politique, sociale, ontologique
même, et non seulement esthétique ? C’est précisément ce que le livre
somme[1]
d’André Rouillé nous permet de mesurer en intitulant sobrement son ouvrage La
photographie qui, de fait, donne à lire trois livres en un puisque
« la photographie » y est abordée principalement du triple point de
vue de l’histoire (par où on l’on comprend à quel point « la société
industrielle est-elle pour la photographie sa condition de possibilité, son
principal objet et son paradigme »[2]),
de la sémiologie et de l’ontologie[3].
Cette exhaustivité pourrait effrayer et même faire suspecter une forme
d’imposture intellectuelle proportionnelle à l’outrecuidance de l’auteur. Il
n’en est rien. D’abord parce que ce travail, qu’on peut bien qualifier ici sans
abus de langage de remarquable, est très bien informé sans pour autant
jamais verser dans une sorte de doxographie à la longue fastidieuse et, donc,
ennuyeuse. Ensuite, et ceci permet justement d’éviter l’écueil qu’on vient de
pointer, parce que ce travail est problématisé, critique au meilleur
sens du terme, et nourri de références philosophiques, là aussi, bien tempérées
(notamment à Deleuze, qui court tout l’ouvrage). Enfin, il s’agit d’un livre
clairement écrit (ce qui n’est pas rien), faisant montre d’un réel souci
pédagogique en reprenant régulièrement les principaux acquis de la réflexion
afin de la mieux relancer ; ces pauses didactiques, ces salutaires
répétitions étaient évidemment nécessaires étant donnée l’épaisseur de
l’ouvrage.
Ce
qui, sur le fond, caractérise au premier chef cette abondante étude, c’est, à
n’en pas douter, le souci constant d’André Rouillé de rester attentifs aux différences
des pratiques, des contextes culturels et techniques mais aussi des thèses, des
décisions et options théoriques diverses et parfois franchement opposées qui
rythment l’histoire complexe du phénomène photographique. A cet égard, on peut
parler d’un nominalisme de méthode[4]
propre à la démarche de Rouillé qui évite systématiquement toute approche
essentialiste ou métaphysique pour rester au plus près de ce qui s’est fait
et se fait en ce domaine. Mais ce qui frappe aussi à la lecture de ce texte
fleuve, c’est la volonté patiente, concertée, méthodique de démonter certaines
mythologies afférentes à la photographie ; notamment celle de
« l’instant décisif » ou du « culte du référent » (qui
d’ailleurs collaborent étroitement)[5]
exemplairement illustrées par La chambre claire de R. Barthes dont les
thèses sont alors rigoureusement, avec une probité qui vaut pour exemple,
démythifiées. Or, c’est précisément cette critique qui emporte avec elles une
sémiotique d’inspiration peircienne qui se voit du coup ébranlée en ses
fondements.
On
sera aussi particulièrement sensible à certains « personnages
conceptuels »[6] mobilisés
pour mieux circonscrire les différentes étapes de cette véritable odyssée dans
le monde de la photographie et ainsi mieux en singulariser les principales
figures, styles, partis pris techniques et esthétiques. Surtout, ce livre est
une belle et profonde méditation sur les images qui évite les poncifs, les
rancœurs et les enthousiasmes puérils. On s’en convaincra notamment en lisant
les propos d’A. Rouillé sur le vaste courant de dématérialisation des images
qui prolifère à une vitesse inouïe, phénomène insigne qu’aucun(e) étudiant(e)
versé dans les Arts Appliqués, quelle que soit par ailleurs sa
« spécialité », ne peut se permettre de négliger. À cet égard, La
photographie est aussi un livre de deuil attentif aux diverses
métamorphoses de la photographie dont l’ « obsolescence
grandissante » signe son « passage progressif du domaine de la
pratique à celui de la culture »[7]
Les
remarques qui précèdent ne donnent qu’une idée très générale du travail d’A.
Rouillé qui culmine peut-être, sur le plan conceptuel, dans sa façon de mettre
en crise la notion commode de « réel ». Que cette investigation aussi
dérangeante que stimulante se fasse à partir d’une pratique se
présentant elle-même, pour reprendre une expression de Deleuze, comme un
« mixte impur »[8],
voilà qui n’est pas banal, voilà surtout ce qui doit inspirer et nourrir des
démarches qui se veulent exigeantes autant sur le plan de la production que sur
celui de la conception[9].
Il
existe aujourd’hui une kyrielle d’ouvrages portant sur « la
photographie ». Nous ne sommes pas sans savoir que le lecteur est pressé,
zappeur, volontiers rebuté par la matérialité parfois impressionnante (ce qui
est ici le cas) de ce qu’on appelle un livre. Mais s’il ne fallait en lire
qu’un, en langue française, sur le
sujet, qu’on lise goulûment celui-ci.
Olivier Koettlitz
[1] « Livre somme » comme celui de Denis Riout, La peinture monochrome. Histoire et archéologie d’un genre, Gallimard, 2006. Cf. notre compte-rendu intitulé « Le rire et la gravité », sur ce site.
[2] A. Rouillé, La photographie, Folio/Essais, p.
29-30.
[3] Qu’on se rassure cependant, l’emprunt de cet opus
compte pour un et non pour trois !
[4] On appelle « nominalisme » les doctrines
pour lesquelles les idées générales n’ont aucune existence en soi ; leur
seule réalité s’épuise dans les mots qui permettent de les désigner. Cela
revient (et c’est en ce sens qu’on utilise ici ce concept) à soutenir que seuls
existent les individus. Dans ces conditions, « La Photographie », ça
n’existe pas à proprement parler, sa généralité (ce que les philosophes du
Moyen-Âge appelaient les universaux) n’est due qu’à un effet de langage ;
n’ont vraiment dès lors de réalité que les multiples façons, singulières, de
faire et de penser la photographie.
[5] A. Rouillé, La photographie, p. sq.
[6] Ainsi, par exemple, le « photographe-artiste,
distinct du photographe autant que de l’artiste », et dont voici la
définition : « À l’inverse de l’artiste, qui utilise
ponctuellement ou exclusivement la photographie, le photographe-artiste ne se
situe pas dans le champ de l’art, mais dans celui de la photographie, qui sert
fréquemment de cadre à son activité professionnelle. Ce point est capital :
le photographe-artiste est photographe avant d’être artiste ; pour lui, la
photographie est généralement le lieu
où s’exerce à la fois son métier et son art. », A. Rouillé, La
photographie, p. 377-378.
[7] Ibid, p. 380.
[8] Le livre d’A. Rouillé est significativement
sous-titré : « Entre document et art contemporain » (nous
soulignons).
[9] On pense ici notamment (mais pas exclusivement) aux DSAA.